Sheol et Psychopompe... Le Lewis

« Tu es Pierre et sur cette Pierre, je bâtirai mon église et les portes de l’Hades ne tiendront pas contre elle. »[1] .
Dans la Bible de Chouraqui, ce verset est traduit de la manière suivante : v 17 « en marche, Simon fils de Jean, …. » v18 « tu es Petros –Pierre – et sur cette pierre – Petra-, je bâtirai ma communauté. Et les portes du Shéol ne sont pas plus fortes qu’elle. »
Une petite explication terminologique s’impose : les termes employés sont soit celui de Shéol soit celui d’Hades et non celui, trop chrétien, d’enfer. L’enfer chrétien constitue le séjour des pêcheurs. « Shéol » désigne simplement le séjour des morts et ne sous-entend pas de distinction d’ordre moral.
Le shéol, tout comme l’Hades, est le pays des ténèbres, un lieu de silence, de non communication et surtout d’oubli [2].
Et ici, nous pouvons opérer un lien avec la pierre de fondation, celle qui nous autorise à lutter contre l’oubli, contre le schéol et dans une lecture plus avancée de ces versets, à s’interroger sur la signification profonde de ces mots [3], que ce soit dans leur acceptation et leur contexte chrétien et associés à une relecture du prologue de l’évangile de Jean[4] ou dans une lecture intégrant le rôle de psychopompe[5] de la mâchoire de la louve[6] .
Mais aller plus loin serait en suivant ce chemin ici trop long et nous mènerait sur de bouleversants chemins de traverse[7].

Quel que soit le degré de lecture, l’idée de lutte contre la fermeture des portes sur le monde de l’oubli est présente, une lutte contre l’oubli[8] .
Nous créons nos propres shéol par l’oubli de l’éthique et de sa transmission. Si nous oublions que nous avons été reçu FM pour transmettre, avant tout rituel, l’éthique, alors, chacun prend le risque d’être le maillon faible qui entraînera la rupture la chaîne maçonnique. C’est alors le concept d’humanité en chacun de nous qui risque d’être oublié.
Lorsque se perd en Franc-Maçonnerie même la transmission de l’éthique humaniste, alors chacun prend le risque, qu’il soit celui qui transmet ou celui reçoit cette Force, chacun prend le risque de créer en lui le lieu de l’oubli et de la non communication avec les vivants. Et ce risque existe aussi en loge, ce serait une erreur de croire qu’il est à réserver au monde profane.
N’oublions pas, puisque ce travail s’appuie sur des références bibliques, l’extrait du deuxième commandement « et je sanctionne le tort des pères sur les fils …. »[9] .
Si ces mots sont souvent compris comme contenant une idée de vengeance impersonnelle, leur véritable compréhension les rattache à l’importance de la transmission de valeurs éthiques dans la construction de toute société : si la transmission est fautive, si les valeurs ne sont pas transmises, alors, et telle sera la faute des pères, la chaîne des perversions ne sera pas arrêtée et les fautes de ceux chargés de transmettre les lois qui permettent la survie de la société humaine, se traduiront dans le comportement des descendants, et même plusieurs générations après. C’est aux actes de ceux qui ont reçu leur enseignement que les enseignants sont jugés[10].
Séparer le Lewis de la pierre de fondation et lui enlever ainsi sa raison symbolique, c’est prendre le risque de la désobéissance aux lois qui mènent progressivement l’humain vers l’Etre[11] , alors les portes de l’oubli se referment sur nos âmes et celles de la barbarie peuvent s’ouvrir[12].
N’oublions pas que la louve, l’animal, dévore et rejette, si elle est l’initiatrice, elle est aussi un symbole de fécondité.
La transmission en maçonnerie constitue aussi le moyen d’amener chacun à définir, à placer sa pierre de fondation pour accéder à son être.
La pierre de fondation est celle que nous devons aller chercher au plus profond de nous-mêmes. Cette pierre cachée ainsi révélée pourra alors devenir la pierre de fondation, celle sur laquelle nous pourrons nous reposer pour avancer. Ce travail d’identification de nos composantes internes en nous amenant à prendre conscience de nos barbaries intérieures (de nos petites lâchetés quotidiennes) nous permet à tous de fonder le rôle social de la franc-maçonnerie et en conséquence l’opposition aux barbaries sociales.
La pierre de fondation nous renvoie à la lutte contre la fermeture des portes d’un monde de l’oubli et des ténèbres formé par nos peurs, notre EGO. Le mode de questionnement propre à la F.M. qui consiste à rechercher une voie qui ne se résume pas aux alternatives sociales admises[13], nous oblige à rechercher les principes qui seront la pierre de fondation, à la tailler pour qu’elle puisse être utilisée à cette fin. Et cette pierre de fondation devient alors ce sur quoi nous pouvons nous appuyer pour s’opposer à l’établissement d’un monde de l’oubli du sacré, de l’oubli de l’humanisme, à la lutte contre toutes les formes de barbarie qu’il s’agisse de nos petites barbaries trop fréquentes ou des grandes formes de barbarie sociale et de la tolérance que nous sommes parfois capable de manifester à leur égard, tant qu’elle ne nous concernent pas directement.
Notre parole prend appui sur le souffle du silence pour construire le monde, mais cette parole se doit d’être épurée d’où l’importance d’un silence initiatique conçu non comme une absence, mais comme l’indication de la possibilité de la pleine conscience.
La pierre de fondation est donc ce qui empêche la création et le maintien des zones d’oubli, des ruptures dans le cycle de transmission du savoir vers la connaissance.
La pierre de fondation souligne l’importance de la lutte contre l’absence d’humanisme, la lutte contre le silence conçu comme mutisme et enfermement dans la solitude.
Cette lutte contre l’oubli fonde le devoir fait au F.M. d’adopter une démarche positive de construction d’une société, d’un lien social. Du symbole à l’éthique, de l’éthique au lien social, tel est le chemin de la maçonnerie, sans oublier le passage par le bar et la salle humide.
Le franc maçon est donc celui qui par le travail d’identification de la pierre de fondation, par ses efforts pour la tailler, la soulever à l’aide des symboles qui lui sont fournis, engage une lutte sans fin contre l’enfermement (par l’acceptation de sa propre évolution, par le respect de la liberté de pensée[14]), l’obscurité (le nouvel initié est celui qui demande la lumière pour lui-même afin de la porter au dehors du temple), l’obscurantisme (les valeurs qu’il promet de défendre s’y opposant).
La détermination de la pierre d’angle, de la pierre de fondation par chacun, et la proposition faite au nouvel apprenti de prendre la place de la pierre
de fondation du groupe renvoie chacun à la transmission des idées permettant le combat intérieur, et renvoie au combat contre les idéologies de mépris, (parfois elle-même tellement présente au
sein de la F.M.), contre les idéologies dont le produit est de faire reculer le principe humain c’est-à-dire, de faire reculer la conscience que chacun porte de l’idée d’altérité, du soi comme un
autre et de l’autre comme soi-même. Et cette altérité, si la pierre d’angle sur laquelle s’appuie la démarche n’est pas une manifestation première de l’EGO, emporte une nouvelle conception de la
Vérité et le refus de l’illusion[15]
.
Ainsi, plus qu’un symbole attaché spécifiquement à un grade, le Lewis retrace, pour celui sait le lire, la totalité de la démarche maçonnique. Le symbole global dans lequel s’insère le lewis est en premier lieu l’image de celui qui aspire à sa propre maîtrise, travaille dans ce sens, quelque soit son grade mais avec ses lectures spécifiques, et qui cherche à s’insérer à son tour dans le processus et dans la chaîne maçonnique en vue de sa propre élévation.
Isha

[1] Mathieu 16-18
[2] Les morts ne communiquent ni entre eux ni avec ceux qui leur survivent.
[3] La pierre d’angle, l’ouverture des portes du schéol qui ne peuvent lutter contre elle. Ainsi, le lewis, renvoie à la cérémonie du troisième degré et constitue un symbole de résurrection christique car la pierre d’angle est ce qui permet aux âmes de ressortir du shéol, ce qui permet que les ténèbres et l’oubli ne se referment pas sur une âme et ne l’emprisonnent pas. Ainsi, le poids que le lewis soulève prend une autre signification : l’âme, le corps qui se relève du royaume des morts ….
[4] Il s’agit de s’interroger alors sur ce que la ténèbre ne peut retenir ; sur cette pierre d’angle, cette parole fondatrice qui fait s’ouvrir les portes du schéol.
[5] les symboles de la mâchoire de canidé et donc de la louve renvoie à l’image archétypale liée à l’alternance nuit - jour, mort et vie. Et surtout, la mâchoire donne au loup comme au chien le rôle d’un psychopompe, celui d’accompagner l’âme des morts dans l’autre monde.
Ce rôle est aussi tenu par l’archange Saint Michel. En Egypte ancienne, les Dieux en lien avec la mort, Anubis ou Seth, ont tous deux une tête de canidé.
[6] Le canidé est psychopompe. Le chien est un psychopompe reconnu par Lao Tseu. I il rappelle que le Chien est universellement connu pour son rôle de psychopompe, c'est à dire de guide dans la nuit de la mort. Guide qui écarte les esprits malfaisants jusqu'à l'arrivée au Pays des Immortels, c'est à dire au Ciel. C'est la raison pour laquelle, comme le précise Laozi (Lao Tseu) dans le Daodejing (Tao Te King chapitre V ) une effigie représentant un chien de paille était brûlée pendant les obsèques.
Le chien est donc autant le protecteur de l'Ame que le protecteur de la maison qu'il protège, l'un et l'autre contre les mauvais esprits et les mauvaises rencontres. (Gui ou Kouei). "Un coq dehors, un chien dedans, point de revenant" affirme la sagesse millénaire chinoise. Ainsi l'Immortel Wi monte au ciel sur le dos de son chien, nommé Dragon, et y demeure constituant la constellation du Chien.
Quel que soit le sens symbolique, c’est ce qui a accompagné l’homme tout au long de sa vie qui l’accompagne dans sa mort et l’aide à passer dans l’autre monde.
[7] Ce qui ne peux faire oublier que l’évolution, le mouvement sont. mort et renaissance permanente, que la destruction et la création entretiennent de rapports étroits et complexes.
La cérémonie d’initiation est avant tout une cérémonie de recréation du monde, ce qui nous conduit au logion 21 de l’Evangile de Philippe « ceux qui disent que le seigneur est mort d’abord et qu’il est ressuscité ensuite se trompent, car il est d’abord ressuscité, il est mort ensuite. Si quelqu’un n’est pas d’abord ressuscité, il ne peut que mourir. S’il est déjà ressuscité, il est vivant, comme Dieu est vivant. ».
[8] Dans de nombreuses traditions, la tradition occidentale mais aussi la tradition moyen-orientale, c’est dans la pierre de fondation que l’on place des symboles de protection de la maison, symboles de dieux ou l’équivalent de la mézouzah.
[9] Traduction Chouraqui.
[10] Ce texte et sévère car l’on transmet toujours plus que ce que qu’on imagine. Et n’oublions pas que des devoirs sont imposés dans la suites des commandements (les 10 Paroles) aux enfants : cinquième commandement : lourd ton père, lourd ta mère.
[11] De l’idolâtrie, du narcissisme vers l’Etre
[12] Mais ne s’agit-il pas des mêmes portes. Car ne l’oublions pas les portes s’ouvrent dans les deux sens, l’entrée et la sortie.
[13] [(et le débat que l’on voit ressurgir même en loge sur la peine de mort en est l’illustration)]
[14] Le rejet de l’argument d’autorité.
[15] et donc un autre rapport à la Parole fondatrice des lois du groupe : conscience de son caractère artificiel qui permet de se mouvoir dans l’espace social que cette parole fonde.